Cluny Lectures: Compte rendu de la 5e rencontre du 13 juin 2017

Lors de la cinquième rencontre de Cluny Lectures chez Irène Drexel-Andrieu, nous avons examiné deux livres, un roman et un récit biographique, qui nous ont conduits dans deux mondes fort différents. D’abord en Islande avec Un Marin Chilien (cf. compte rendu de Fried Normann ci-dessous) et ensuite dans le monde de la géométrie algébrique avec Algèbre (cf. compte rendu de Gisela Maibaum-Busecke). Fried Normann était non seulement en mesure de nous présenter le roman d’Agnès Mathieu-Daudé mais en plus de nous faire partager ses connaissances et ses photos personnelles sur l’île volcanique située dans l’Atlantique Nord.

C’est Ulla Eckford-Jones qui nous accueillera le mardi 12 septembre à 15 heures. Ralf Böckmann nous présentera Comme Neige (Buchet-Castel) de Colombe Boncenne et Ute Budelmann Today we live (Édition du Cherche-Midi) de Emmanuelle Pirotte – il s’agit bien de littérature française malgré le titre !


Un Marin chilien, Agnès Mathieu-Daudé, roman, 2016, Gallimard

Le titre peut surprendre car l’auteure nous présente un marin qui n’est pas chilien, Thorvardur, et un Chilien qui n’est pas marin, Alberto. Alberto, géologue-vulcanologue, est en mission en Islande pour observer le Krafla, un volcan dont l’éruption est imminente. Dès son arrivée sur l’île, Alberto fait la connaissance de quelques autochtones typés, le lecteur en sa compagnie. Thorvardur, marin à la retraite, une brute qui passe le plus clair de son temps à se saouler ; sa mère Hekla, une dame robuste de 93 ans qui porte un prénom de volcan et en a le tempérament ; Thórunn, serveuse dans un fast food, ex-épouse de Thorvardur, à demi Inuit et fort accueillante ; Björn, frère jumeau de Thorvardur, éleveur de moutons au pied du Krafla et qui héberge des enfants en difficulté. Une sorte de rivalité naîtra entre Alberto et Thorvardur, ce dernier périra englouti par une crevasse lors d’un séisme, ce qui ravivera un souvenir douloureux chez Alberto, celui d’avoir perdu son meilleur ami, un indien mapuche comme lui, enseveli sous une avalanche dans les Andes. Dans les deux cas, Alberto se sent responsable de n’avoir pas pu sauver les deux hommes de la mort. Le comportement imprévisible des Islandais et leur excentricité, la rudesse du paysage et du climat contribuent à déstabiliser Alberto. En fait, ce séjour en Islande est un dépaysement supplémentaire car même dans son Chili natal, il ne s’est jamais senti à sa place. Né de parents inconnus, il a grandi dans un orphelinat. Dans le roman, des indices suggèrent que la raison profonde du voyage d’Alberto en Islande n’est pas d’observer le Krafla mais le désir d’échapper à son malaise moral et sentimental. Une nuit d’ivresse totale, Thorvardur lui avait vendu une usine de salaison de poisson en ruine, une invitation à s’enraciner sur l’île. Mais Alberto jette la clé de l’usine à la mer, geste symbolique pour se libérer de l’Islande, mais geste qui ne résout pas son sentiment de culpabilité. Alberto le Chilien est bien marin si on comprend cet état comme le fait de ne se sentir nulle part chez soi, d’être tiraillé entre l’appel du large et le désir de rentrer dans son foyer. Le problème de l’appartenance est un thème universel que Doan Bui a aussi traité dans Le Silence de mon père (cf. compte rendu du 28 février 2017).

Le double exotisme d’un pays peu connu vu par un Chilien indigène permet à Agnès Mathieu-Daudé de construire un roman nourri de différences culturelles, de comportements humains imprévisibles, d’incertitude générale quant à la suite des événements. Le Krafla explosera-t-il ? L’angoisse d’Alberto aussi ?

L’auteure, historienne de formation et conservateur de patrimoine de profession, a brossé des paysages somptueux de l’Islande, des portraits psychologiques fouillés, des dialogues crédibles à l’aide d’une écriture dense, riche, voire sensuelle, sans artifice littéraire et même avec une pointe d’humour.


Algèbre, Éléments de la vie d’Alexandre Grothendieck, Yan Pradeau, 2016, Éditions Allia

On aimerait mieux se rappeler ses leçons de mathématiques en lisant ce roman-biographie de Yan Pradeau ! L’auteur, lui-même professeur de mathématiques mais aussi musicien, journaliste musical, réalisateur de courts métrages, photographe et … crâne rasé comme Alexandre Grothendieck a enlevé de main de maître cette quintessence de biographie, un tout petit livre qui se lit avec intérêt et même fascination.

Fils d’un juif ukrainien assassiné à Auschwitz et d’une hambourgeoise libertaire, Alexandre Grothendieck est un des plus grands mathématiciens qui a révolutionné la géométrie algébrique. Né en 1928, apatride, anarchiste par tradition familiale, prophète des mathématiques, Alexandre Grothendieck a mené une vie extrêmement dure dans son enfance, puis profondément originale.

Les persécutions, le chômage mais aussi leur engagement politique pour la guerre d’Espagne contraignent ses parents à s’enfuir. L’enfant est confié à une famille d’accueil à Hambourg puis expédié seul en France à l’âge de 11 ans, ensuite interné avec sa mère dans un camp à Mende en Lozère. Il découvre le plaisir de l’abstraction mathématique tout seul, apprend le français en un temps record, le latin aussi tout seul, le piano par-dessus le marché. Étudiant, il résout des problèmes mathématiques devant lesquels ses maîtres échouent. Il se joint au groupe Bourbaki au milieu des années 1950. À 30 ans, Alexandre découvre le plaisir sexuel et rapproche aussitôt ses deux passions : « Faire des mathématiques, c’est comme faire l’amour ! ». Il vit avec différentes femmes avec lesquelles il a « une ribambelle d’enfants ». En 1968, il se sent incompris et rejeté par la révolution estudiantine. Il tourne alors le dos aux mathématiques en 1970 pour se consacrer au sauvetage de la planète. Il a toujours refusé les honneurs, les médailles, les consécrations. Il se brouille avec plusieurs de ses anciens amis et collègues. Sa vie devient de plus en plus instable, les traumatismes de son enfance se réveillent, la solitude revient. Il finit par couper le contact avec tout le monde, y compris ses enfants, et s’enferme dans un petit village des Pyrénées. Il meurt à Saint-Girons le 13 novembre 2014. Il a détruit la plupart de ses textes et interdit de publier tout ce qu’il avait écrit, notamment les 1000 pages de ses mémoires Récoltes et semailles dans lesquelles, grâce à la publication en ligne, Yan Pradeau a pu puiser pour construire son texte. Les mathématiques pures profitent encore et toujours des travaux d’un génie dont la perfection de l’œuvre est comparée par Yan Pradeau à celle de Jean-Sébastien Bach.

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