Textes gagnants du concours de «Ecris ton Europe du futur»

Catégorie non-natifs

1er prix : Lena Hessberger

Nous sommes le 9 Mai 2050, Europe, fille d’Agénor, épouse du roi de Crète Astérion, descend lentement du Mont Olympe. Ça fait trente ans depuis la dernière fois qu’elle est allée visiter ce continent merveilleux qui porte son nom et qui aujourd’hui fête ses 100 ans. C’est bien pour cela qu’Europe s’attend à des grands défilés en l’honneur d’elle. Avec chaque pas qu’elle fait son excitation augmente. Dans un instant elle va ouvrir le rideau épais de nuages qui la bouche encore la vue sur la Terre – le territoire des Hommes qui l’admirent tant…Enfin c’est ce qu’elle pense. Mais laissons-la encore dans ses rêves et prenons le temps de la contempler de plus près :
Le temps n’a pas amoindri la beauté de cette femme emmenée dans sa jeunesse par Zeus. Ses cheveux bruns tombent sur son chiton telle une chute d’eau. Son corps légèrement tendu trahit comment elle est curieuse de voir ce continent dont les contours sont encore cachés par les nuages – son continent. D’un geste gracieux elle découpe la masse nuageuse et s’éclipse dehors…Vite, il faut la rattraper – elle porte les sandales ailées de Hermès.

Hélas ! Finalement, nous l’avons retrouvée. Elle n’a pas pris le temps d’observer la Grèce mais s’est tournée vers un pays lointain. Plus précisément, d’une ville lointaine où une vieille construction en fer se détache d’un paysage aux taches multicolorées : On distingue des carrés jaunes – des champs de tournesol ! A côté, il y a des champs rouges entièrement couverts de coquelicots. Ah…je vois… Europe voulait d’abord découvrir l’âme vert d’une ville qui comptait longtemps parmi les villes les moins naturelles de son continent.
Les champs multicolorés parfois coupés par des serres font partie des
« Jardins sous le ciel de Paris » où l’agriculture biologique est établie depuis quelques années. Et l’âme vert de Paris ne s’arrête pas là : une nouvelle loi oblige les habitants des immeubles « d’enherber tout espace inoccupé soit un rebord, un balcon ou le toit ». En général, les habitants ne se plaignent pas : au cas d’une nouvelle crise de l’économie mondiale comme la France l’a connue il y quelques années, ils sauront se prendre en charge…

On est toujours assommé par le bourdonnement des abeilles quand un cri déchire le calme. C’est Europe ! Rapprochons-nous du bord du toit. Là, c’est elle qui a posé son pied sur la chaussée sans s’apercevoir qu’un véhicule s’approche. Prions que le radar de régulation de distance fonctionne aussi avec des princesses imprudentes de la mythologie grecque.
Sauvée ! Comme retenu par une force invisible le camion ralenti a quelques mètres d’elle, s’arrête, la laisse passer et continue sa route – tranquillement ; sans bruit. Europe qui s’attendait à des jurons, des klaxons se retourne vers le conducteur pour le remercier – mais quelle surprise ! Il n’y a personne derrière la vitre.
 Bon alors, Europe, vous ne saviez pas que les véhicules autonomes ont relayé leurs collègues humains ? Qu’on n’entend presque plus la nouvelle génération des voitures électriques qui roulent jour et nuit à l’aide des photopiles ultra fortes qui fonctionnent même sous un ciel nuageux ou sous les lampadaires ?                                          

Mais heureusement, que d’ici on ne peut pas rater la Tour Eiffel même si on ne sait pas se servir d’un « Autonomy Car ».
Europe se tourne sur elle-même ; elle plisse le front. Qu’est-ce qu’elle a encore ?
Voilà, elle cherche en vain les touristes chinois qui autrefois envahissaient la place munis de leurs « Selfie-Sticks ». « Où sont les visiteurs étrangers ? » se demande-t-elle. Stupéfaite Europe s’adresse alors à un garçon complètement absorbé par un jeux sur son smartphone. Europe lui pose sa question…pas une bonne idée ! « Aie, je vous connais » cri l’enfant.  Nous voyons Europe grandir de quelques centimètres par fierté.
« Vous êtes « Miss Superwoman » du « One World Battle Game » ! » Comme il ne reçoit aucune réponse de la part de cette femme étrangement habillée et maintenant aux yeux soudainement écarquillés il se demande s’il porte encore ses lunettes 3D VR mais en touchant son front il s’aperçoit que non. Se rappelant du coup de la question il poursuit « Non, depuis longtemps le gouvernement ne favorise que les vacances dans son propre pays. Les voyages en avion polluaient l’air et la mondialisation faisait des épidémies des pandémies désastreuses comme il y en avait une en … » il réfléchit « je sais pas. C’était avant ma naissance ».
« Et que font les pays comme l’Espagne pour lesquelles les touristes venus d’ailleurs étaient la source principale de revenus ? » veut savoir Europe. « Alors ça, aucune idée » répond-t-il. « Les autres pays ne m’intéressent pas. Je suis Français ! ». Choquée par cette réponse égoïste Europe, défenseuse de la coopération des pays européens, lui lance « Mais tu es aussi Européen ! ». Intimidé par cette explosion le garçon essaye de la calmer en disant « Ah, l’Europe, cela vous intéresse. Il y a quelques jours il y avait un évènement lié à l’UE. »

Et il lui parle alors d’une manifestation où on exigeait la « Libération » de la France de ce « monstre bureaucratique ». Europe, devenue rouge de colère, cherche une solution comment convaincre cette génération égoïste de la nécessité d’une communauté européenne. Soudain, une idée la vient ; elle demande donc le garçon de rechercher un terme sur le net. Quelques minutes plus tard une mélodie presque oubliée résonne sur la place.

La mélodie d’une chanson qui parle de la joie. Cette même joie qui faisait des hommes des frères fait comprendre le garçon qu’un seul musicien n’en serait jamais capable. Il transfère alors le vidéo de la fameuse « Ode à la joie » au président de l’UE – prière de la jouer par tous les haut-parleurs des villes européens.
Et si nous serons ce président, croirions-nous encore à ce « magique [qui] resserre » ?

2e prix : Lukas Füglister

 La terre avait faim

Le couloir, éclairé d’en haut par des vitres de type blindé par une lumière du soleil envahie, s’étendait sur tout l’appartement, qui était construit sous terre comme une renardière ou une colonie de fourmis. Un escalier étroit se dirigeait vers la surface de la Terre, la porte s’ouvrit rapidement, presque silencieusement, et le ciel bleu apparut dans toute sa splendeur.

Marie sortait de son appartement, comme si elle sortait d’un sous-marin qui venait d’apparaître, et s’égarait avec son regard sur le vaste pays. Hambourg ne fonctionnait plus que dans la zone portuaire et dans l’agriculture, toutes les maisons, usines et magasins ont été engloutrés par la terre, tout vivait et travaillait dans le sous-sol.

Elle n’aurait jamais pu imaginer ce rêve, les surfaces étaient vertes, cousue de grands arbres et de buissons, de grands champs s’étendaient sur la terre, parfois des robots tracteurs flottaient au-dessus de la terre abondante. Dans les nouvelles d’hier, on a entendu dire partout que Hambourg, avec Zurich et Vaduz, seraient les dernières villes qui auraient fini, ou feraient encore, la révolution verte. Les décisions de l’UE ont été particulièrement favorables aux Suisses, qui ont un sens aigu de l’agriculture. De grands châteaux et villas ont été forés dans les montagnes, des gratte-ciel dans le mont Cervin et le massif du Mont-Blanc, de sorte que les plus riches des riches y habitaient pour regarder au-delà des espaces verts et colorés du monde.

Quand Marie est revenue dans son royaume, elle a soudain eu un sentiment étrange de ne plus pouvoir respirer. Elle avait oublié de réinstaller l’air, de sorte qu’il n’y avait plus d’air frais dans l’appartement souterrain. Comme paralysée, elle est tombée par terre et est restée immobile…

Une fois de plus, un monde dans lequel elle aimait vivre s’ouvrit. Des lacs, des déserts verdoyants, des oasis de plantes et d’arbres colorés, des chevaux et des vaches, des bovins et des veaux, des oiseaux aux étangs et aux mares qui chantaient fraîchement et joyeusement devant eux… Elle frôle avec ses mains l’eau presque transparente, quand elle fut aussitôt attrapée par une main verdâtre et traînée dans l’eau chaude. C’est Hugo, son ami de l’eau, qui s’est permis la petite plaisanterie et l’a enlevée dans son monde, dans un monde inédit et coloré sous-marin, orné de plantes de toutes les couleurs qui serpentaient du sol vers le haut pour aller vers la lumière chaude… Des essaims de maquereaux, de perches, de truites arc-en-ciel sont venus à leur rencontre, dans l’immensité se fondait une famille de poisson-chat et des chevaux de mer sautaient joyeusement dans la région. Soudain, un énorme pied rocailleux s’est écrasé dans l’eau devant eux et les deux ont eu peur.

Elle s’est réveillée de son sommeil féerique. Ses yeux étaient rougirs, la sueur lui coulait froidement le front dans le cou… Marie s’est levé de son lit, est passée à la fenêtre et a regardé… Hambourg, comme avant, juste un peu plus mordant:

Les gratte-ciel sortaient de la terre de verres, barricadaient presque la vue, les plantes étaient presque inexistantes et les véhicules modernes, les avions polluaient l’horizon imbibé de smog. Des gens ont afflué, des fourmis, des casques dans les rues pour se protéger des virus et des bactéries… Des enfants huraient, roulant sur leurs vélos électriques, dans la région… Des drones de la police surveillaient ce qui se passait dans une si belle ville de l’Elbe, qui, sale et puant, déboucha désormais vers la mer du Nord, où les mouettes et les crabes s’enflammentaient sur les déchets de la ville…

Épuisée, elle s’est affaissée sur sa chaise longue dans l’atrium et s’est dit: dommage, j’ai rêvé…

3e prix: Wiebke Ahlborn

L’Europe est comme un arc-en-ciel.  Sept couleurs qui forment cette structure si belle.

Rouge : C’est l’amour et la haine. J’aimerais voir la violence disparaître. Au lieu de nous haïr, faisons tous pour nous vraiment connaître. 

Orange : C’est la joie et la jeunesse. Une jeunesse pleine de volonté de créer une société où chacun et chacune peut trouver sa place. On a tous la même valeur, luttons pour un monde sans frontières qui divisent cet espace.

Jaune : C’est la chaleur du soleil et l’énergie. Un monde sans charbon ni énergie nucléaire est possible. L’énergie renouvelable devrait être notre cible.

Vert : C’est la nature et l’espoir. « Notre planète a de la fièvre. On ne peut plus respirer. » Mais quand je regarde par la fenêtre, je vois des écureuils sauter dans les arbres. Cela me donne espoir qu’on pourra la sauver, notre planète, qu’on nous a prêtée. 

Bleu : C’est le ciel et la mer. Il faut protéger nos océans et la vie qui y demeure. Moins de plastiques, moins de trafic – ici et ailleurs.

Indigo : C’est la septième couleur de l’arc-en-ciel, introduite par Isaac Newton. Son existence est souvent discutée, mais l’indigo reste puissant. On y voit des parallèles avec l’Europe ? Le maintien de cette union est très important.

Violet : C’est le deuil et la mélancolie. Même si je garde l’espoir, je ne vais jamais oublier les noms des personnes qu’on a perdus, toute les fois qu’on s’est battu contre l’injustice et les préjudices.

Catégorie natifs

1er prix: Isabelle Boltz

Neuhamburg

Le pneu sifflait sur le bitume mouillé. Louise se pencha sur le guidon et se laissa porter par la pente douce. Elle cessa de pédaler, à quoi bon ? Elle ne forçait plus que l’air. La brise lui ramena une mèche rebelle sur les yeux. Un geste de la tête, Louise s’en débarrassa. Elle ne compta pas une seconde que la mèche lui revint, cette fois dans la bouche. Son vélo fit un léger écart quand elle la coinça prestement d’une main derrière son oreille. Louise roulait maintenant sur l’ancienne voie des voitures, mais peu importe ; les voitures, il y avait bien dix ans qu’elles avaient disparu. Pas pour tous, bien sûr : les dirigeants, les hommes et les femmes de pouvoirs, ceux‑là avaient la permission, l’honneur et même le devoir de rouler dans ces boîtes métalliques, coupés de l’air pur qui régnait de nouveau sur Neuhamburg. Autrefois, ses parents en possédaient une. Non, deux ! Une chacun. C’était avant qu’ils se rencontrent, avant la naissance de Louise. La Guerre Verte n’en était qu’à ses balbutiements.

Louise tourna dans une rue, rendue étroite par la pousse des arbres et gondolée par les énormes racines. Elle se rappela ses leçons d’histoire avec la vieille Oma quand celle‑ci détaillait point par point les étapes ayant mené à la Révolution. De sa voix suave et lente, elle narrait à ses douze élèves, endormis par la chaleur estivale, les conséquences de la crise économique qui succéda aux épidémies mondiales, aux « sursauts financiers » – Louise imaginait un tas de pièces d’or bondissant – entre chaque qui redonnèrent espoir aux populations, puis les pénuries de matières premières et les guerres des états qui n’avaient pas su gérer leurs ressources. Ensuite des conflits internes avaient éclaté et semé définitivement le chaos au sein même de villes telle que la cité hanséatique de Hambourg. En trente ans, la population mondiale avait chuté de plus de soixante pourcent. Mais Louise ne réalisait pas ce que cela signifiait. Elle n’avait connu que la Paix Verte, les façades dévorées par les plantes grimpantes, les larges avenues vidées de leur ancien trafic, la faune sauvage prenant domicile dans les maisons abandonnées, la flore se déversant hors de ses plate‑bandes.

Perdue dans ses pensées, Louise dérapa sur la terre meuble devant l’épicerie. Elle retrouva l’équilibre au prix d’une pirouette maladroite mais se tordit presque la cheville en se réceptionnant. Le fils de l’épicier sortit à ce moment‑là, un sac de grain sur l’épaule. Son rire moqueur fit monter le rouge aux joues de l’enfant qui se détourna, l’air de rien, pour poser son vélo contre la barrière rouillée et détacher son panier du porte‑bagage. Elle fila ensuite se réfugier dans la boutique.

Deux femmes se disputaient une conserve sous l’œil maussade de l’épicier. Louise les ignora, attrapa un bocal de cornichon et un paquet de farine puis se présenta face à l’homme chauve et dégingandé qui l’observait à la dérobée. Elle murmura les mots. Aucune réaction. Elle rouvrit la bouche afin de les répéter plus fort lorsque l’épicier se retourna, prit quelque chose derrière lui et le plaça prestement dans le panier. Il dut se pencher par‑dessus le comptoir car Louise l’atteignait tout juste. La vieille Oma rabâchait continuellement qu’elle était bien trop petite pour ses neuf ans. Des mains noueuses vinrent excuser son geste pour les deux femmes du fond en agrippant les provisions de Louise. Elle les laissa partir, l’homme les scanna, demanda quatre quarante. Louise lui tendit le vieux billet de cinq euros que son père lui avait donné. L’épicier jeta un regard furtif aux femmes – elles se battaient maintenant pour les rares tomates qui lui restaient ; il allait devoir intervenir. Puis il arracha presque le billet de la main tremblante de l’enfant. Il ne lui rendit pas la monnaie mais cacha le paquet plat sous quatre poireaux, deux boîtes de lentilles et les courses de la jeune fille.

Louise sortit, fixa son panier à l’avant de son vélo pour le garder à l’œil et démarra le plus tranquillement possible. Elle ne remarqua pas l’ombre du garçon au coin de la boutique, ni entendit sa voix fluette de pré‑adolescent murmurer qu’elle était en route. Elle prit de la vitesse, se régala de la brise qui vient lui souffler un parfum saumâtre au visage. Un instant, elle ferma les yeux, emplit ses poumons de l’air marin, les pieds appuyés sur les pédales pour contrôler sa course.

Au loin, un crissement perça le doux ronron des pneus sur l’asphalte. Effrayée, Louise battit des paupières, se rassit sur la selle et se contorsionna afin de repérer le véhicule. Le vacarme du moteur lui indiquait qu’il se trouvait quelque part derrière elle et roulait au maximum de sa vitesse. Louise se rabattit sur la piste cyclable mais les racines et les platanes défoncés la forçaient à bifurquer sur l’autre voie. L’auto déboula si soudainement que Louise braqua par réflexe sur la droite. Elle monta brutalement sur le trottoir gondolé et son pied ripa sur le sol pour éviter la chute. Elle s’arrêta juste avant le passage piéton de la rue perpendiculaire à la sienne quand une voiture aux vitres teintées la dépassa sans ralentir. Louise la regarda s’éloigner à travers ses cheveux qui volaient dans le courant d’air ainsi provoqué, et se traita mentalement de peureuse.  

Quelqu’un sortit du bâtiment faisant l’angle. Louise repoussa ses mèches rebelles et remonta sa pédale, la tête haute, comme si rien d’étrange ne s’était passé. Elle s’élança lorsqu’une main s’abattit sur son épaule. Surprise, elle se retourna mais l’aiguille s’enfonça dans une veine de son cou et ressortit sans qu’elle ne puisse distinguer autre chose que les yeux bleus d’une femme triste. 

Ensuite, tout fut noir.

2e prix : Maxime Beaudier

L’Europe à grande vitesse

Le paysage défile sous mes yeux à une vitesse vertigineuse. Assis confortablement dans un fauteuil molletonné, je peine à distinguer quoi que ce soit dans ce kaléidoscope incessant aux couleurs improbables. Il y a quelques minutes encore, je prenais un café sur une terrasse du marché de Lisbonne, le murmure lointain de l’océan caressait mes oreilles et la douce chaleur du matin réchauffait mon corps engourdi de la nuit… et me voilà maintenant filant à toute vitesse vers Bruxelles ! Temps de trajet : 190 minutes avec un court arrêt à Madrid et un à Paris. Le tube sous-vide dans lequel se trouve mon wagon permet d’ignorer la friction de l’air et la propulsion par magnétisme garantie une vitesse optimale de 1 200 km/h. Je repense brièvement à l’engouement que ce nouveau moyen de transport, appelé « Hyperloop », avait suscité au début des années 2020. Le réseau européen est désormais bien développé et les prix sont devenus abordables. Son empreinte carbone est minime et il s’est imposé depuis la dernière décennie comme substitut durable aux vols court-courriers, devenus obsolètes.

Perdu dans mes pensées, il me semble soudain reconnaître au loin la silhouette de la Sierra de Guadarrama ; nous approchons donc déjà de Madrid. Mes soupçons se confirment lorsqu’une voix douce informe les passagers dans un anglais standardisé du court arrêt à venir. J’active délicatement la discrète oreillette que je porte : le message m’est alors délivré dans la langue de mon choix. Ces appareils de traduction instantanés ont évolué au point que l’on ne parle plus que très rarement aujourd’hui de « barrière de la langue ». Cette petite révolution linguistique s’est installée dans le monde commercial à partir des années 2030 et fait aujourd’hui partie de la vie quotidienne de la majeure partie de la population. Je repense, non sans amertume, aux longues années passées dans ma jeunesse à apprendre avec rigueur la grammaire anglaise et à travailler la prononciation gutturale allemande. Voilà un souci qui n’appartient plus qu’au passé…

Le dernier passager s’installe alors que les portes se referment déjà. L’Hyperloop se précipite dès lors vers la capitale française, engloutissant les kilomètres. Cela me laisse un peu de temps pour travailler mes dossiers du jour : L’évolution de la prise d’indépendance de Kaliningrad et la lecture d’un rapport sur l’autosuffisance énergétique de l’Ukraine. Mon poste au Parlement Européen consiste à superviser plusieurs projets d’un point de vue

interculturel dans la région slave de l’Europe de l’Est. Il faut dire que le travail ne manque pas depuis la volonté de l’Europe de faire face à la Russie grâce à son « soft-power » et de rallier l’Est du continent à sa cause. La présidente russe actuelle Maria Zakharova se veut conciliante et priorise la volonté du peuple et les relations internationales. Malgré tout la principale source de problème est actuellement la Biélorussie avec à sa tête Nikolay Lukashencko qui poursuit le régime totalitaire de feu son père et se détache de la mouvance socialiste russe. Les challenges sont nombreux mais l’Union Européenne a réussi à se renforcer au cours des dernières décennies et du fait de l’instabilité du marché américain, elle s’est hissée à la première place économique mondiale. Il reste cependant encore beaucoup à faire et la compétition chinoise est rude.

Je lève les yeux un instant de mon dossier numérique et lis sur l’affichage du wagon « Next stop : Paris-15 minutes ». Malgré toutes les prouesses technologiques, le temps s’écoule toujours aussi vite ! La standardisation du droit du travail européen et le passage à la semaine de 30 heures a tout de même permis aux gens de retrouver le goût du temps qui passe. La plupart des postes opérationnels sont aujourd’hui automatisés et confiés à des robots. D’ailleurs, je me dis qu’un cappucino me ferait le plus grand bien. Une simple pression sur un bouton et un menu holographique apparaît directement devant moi. Je sélectionne rapidement ma boisson et un décompte s’enclenche. A la fin des 90 secondes indiquées, un petit robot à l’allure robuste s’approche de moi et me salue cordialement avant de dévoiler son compartiment intérieur, abritant ma dose tant attendue de caféine. Je m’empare du gobelet fumant et respire avec plaisir les parfums enivrants du breuvage. Je savoure ce moment hors du temps, dans cette capsule à la vitesse improbable dont pourtant l’intérieur reste d’une tranquillité troublante.

Mais déjà le paysage s’urbanise et le train s’engouffre sous terre à l’assaut des entrailles de la Ville-Lumière. Un court arrêt dans une station dont l’éclairage reproduit fidèlement la lumière naturelle et me voilà repartit, cette fois vers ma destination finale. Une personne âgée au regard perplexe s’approche du siège me faisant face. Devant son désarroi, je le salue avant de lui proposer mon aide. L’homme sourit avant de me répondre en allemand qu’il ne comprend malheureusement pas le français et que son dispositif de traduction n’a plus de batterie. Je lui réponds que c’est une occasion bienvenue de rafraîchir mon allemand. Il n’était pas sûr d’avoir trouvé le bon siège ; un bref coup d’œil à son billet et je lui confirme qu’il est au bon endroit. Je vois que la destination indique « Hamburg » et ne peux m’empêcher de me remémorer avec joie mon temps passé dans la ville hanséatique. La conversation s’engage, les souvenirs se bousculent, les anecdotes s’enchaînent. Dans un monde où l’automatisme et l’individualisme règnent, ces moments sont rares. Je ne vois pas le temps passer et faillit manquer de justesse l’arrêt à Bruxelles. Je salue dans la précipitation mon voisin hambourgeois avant de sauter hors du wagon. Le devoir m’attend ; l’Europe de demain ne va pas se construire toute seule.

3e prix : Juliette Aubert

rêves d’europe

Personne ne fait l’histoire, on ne la voit pas,

pas plus qu’on ne voit l’herbe pousser.

Boris Pasternak

2050 après J.-C.

J’étais jeune, la tête remplie d’étoiles et de projets scintillants.

J’en ai réalisé quelques-uns.

J’en ai abandonné beaucoup.

J’ai rêvé, souvent.

J’ai fait mon chemin.

Je me suis perdue en route.

J’ai dû revenir aux sources.

1552 avant J.-C.

Je suis jeune, la tête remplie d’étoiles et de projets scintillants.

Mon histoire remonte à la nuit des temps.

Même l’origine de mon nom est obscure,

oscillant entre le regard et le crépuscule.

Si mon identité ne fait pas l’unanimité,

féminine, je suis et je reste.

Mois après mois, siècle après siècle,

le sang se déverse sur mes terres.

Gaïa, en bonne mère, ouvre les bras

et m’offre au monde.

Je contemple l’onde méditerranéenne.

J’attends que mon heure vienne.

Je cueille en attendant des fleurs sur le rivage.

Je joue avec mes compagnes pour tuer le temps.

J’ai un faible pour le blanc.

J’aperçois un taureau couleur neige.

Je suis sensible à ses cornes diaphanes.

Je me laisse séduire et emporter jusqu’en Crète.

Je me laisse aimer et j’enfante trois fois.

Je deviens un continent à moi seule.

Je sombre dans un sommeil millénaire.

Le réveil est brutal, le froid glacial.

Je sens les guerres balayer mes terres.

Elles virent du noir au rouge.

Je compte encore et encore mes morts.

Je revois le jour sous le signe des métaux lourds.

Je me retrouve entourée d’hommes

dont je suis les intérêts économiques.

Je ferme les yeux, j’attends que mon heure vienne.

L’heure vient, mais pas la mienne :

celle de la peur, la peur de la contagion.

La proximité devient soudain taboue.

Le monde se méfie de tout.

Alors je me laisse enfermer.

 Je vis dans l’arche de Noé

(après moi le déluge).

J’attends de plus belle

que la colombe

me rapporte un rameau d’olivier.

Je compte mes morts en attendant.

Je renais de leurs cendres.

2050 après J.-C.

Je me sens jeune, la tête remplie d’étoiles et de projets scintillants.

Je suis sortie de ma léthargie consentie.

J’écris le futur au présent.

Je balaie devant ma porte, deviens porte-parole.

Je superpose les carcans, les slogans, les faux-semblants

en fines couches (valorisation des déchets)

pour en faire du compost de bonne qualité.

Je brasse les réflexions, notions, abréviations.

Je recycle les sigles (CEE – communauté écologique européenne).

Je pèle les opinions, jette celles qui piquent les yeux.

J’adoucis les cœurs, à commencer par le mien.

Je prends des nouvelles de Gaïa, ma vieille mère.

Je suis heureuse de la savoir encore en vie

(mais pour combien de temps).

Je lui promets de revenir la voir souvent.

Je ressuscite les échos d’outre-tombe.

Je sais désormais que chaque jour compte.

Je redonne droit de cité

aux fleurs des champs

Je deviens florilège.

Je réconcilie la vie

et les villes.

Je me simplifie.

Je pacifie les amazones.

J’élimine le chiendent de la concurrence.

Je sème des graines de tournesol et de tolérance.

Je règle la beauté en diffusion continue.

Je laisse s’envoler l’oisiveté créatrice.

J’éradique les superlatifs du marché.

Je déracine la publicité.

J’abandonne la voie passive.

Je redonne à chacun chacune

une raison d’être de vivre

un toit végétal une perspective.

J’exclue l’exclusion.

Je replace la culture

au cœur battant de la cité.

J’attends que le monde refleurisse en couleurs.

Je sens en attendant l’herbe repousser.

Je bénis chaque jour de pluie.

J’ai une kyrielle d’envies.

Je deviens ce que je suis.

FIN ET DÉBUT DE L’HISTOIRE

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