CEUX QUE JE SUIS, OLIVIER DORCHAMPS

2019, Finitude

Le premier roman d’Olivier Dorchamps traite de la construction identitaire d’enfants d’immigrés, tout le monde s’accorde sur ce thème général.
En approfondissant la lecture du texte, il apparait clairement que les procédés littéraires développent l’idée du double. Quels concepts développent-ils ? Biculturalisme ? Dualité ? Ambiguïté ? Gémellité ? Amitié ? Ou même antagonisme ?
Autant le dire d’entrée de jeu : le titre propose une double lecture.
Ceux, pronom démonstratif, masculin pluriel de celui / celle, représente des personnes ; selon la prononciation courante, ce pronom est phonétiquement identique à ce adjectif démonstratif (ce que, ce qui, ce dont) qui représente une idée abstraite.
Deuxième ambiguïté d’interprétation du titre : suis peut être compris comme la première personne du présent du verbe être ou du verbe suivre.
La question à laquelle Marwan est confrontée à la mort de son père est posée : tracer sa propre voie ou suivre la trace des ancêtres ? Répondre à cette question permettra au héros de compléter son identité. Non pas qu’il se questionne sur qui il est, mais autant la France que le Maroc lui renvoie une identité marquée à deux coins : « Français d’origine marocaine ou Marocain fils d’exilé. » Un jour, Marwan se retrouve au Maroc pour les obsèques de son père, afin de suivre les volontés du défunt et les traditions musulmanes. À 27 ans, professeur d’Histoire, Marwan se sent bien français. Et effectivement C’est ce que je suis (p. 83), un touriste à Casablanca, constate le héros en arrivant. Et ici, à Casa, je me retrouve au milieu de gens qui me ressemblent et pourtant n’ont rien à voir avec ce que je suis, ce que je sais, ce que je ressens (p. 154).

Le courant passe entre auteur et interlocutrice

RÉSUMÉ SUCCINT DU CONTENU
Tarek et Khadija ont quitté le Maroc dans les années 1980 et se sont installés à Clichy, banlieue de Paris. Tarek est mécanicien dans son propre garage, Khadija manutentionnaire dans un supermarché. À force de sacrifices, ils ont permis à leurs trois garçons de faire des études universitaires. Ali et Marwan sont réciproquement avocat et professeur d’Histoire ; Foued termine ses études. Les parents ont veillé à ce que les garçons reçoivent une éducation laïque, ne leur ont quasiment rien dit de leurs origines hormis quelques lieux communs. Ils se sentent français, athées, comprennent peu l’arabe, sont malgré tout victimes de préjugés anti-arabes en France, anti-français quand ils sont en visite au Maroc.
Tarek meurt prématurément d’un arrêt cardiaque. À la grande surprise de ses fils, ses dispositions testamentaires prévoient un rapatriement de sa dépouille au Maroc. Il a désigné Marwan pour accompagner le cercueil en avion. Le reste de la famille suivra en voiture à travers la France et l’Espagne.
Au dernier moment, Kabic, un ami très proche de la famille qui a joué le rôle de grand-père pour les garçons, se joint à Marwan. Pendant le vol, il commence à affranchir le jeune homme : l’histoire de la famille Mansouri est dure à supporter, la vérité n’est pas pour toutes les oreilles (p. 97).

Un auditoire attentif

Arrivé à Casablanca, Marwan va de découverte en découverte sur l’histoire de sa famille et celle de la société marocaine. Il comprend les silences de son père, regrette de ne pas lui avoir posé de questions sur sa vie, découvre à travers des faits et des actes le sens de valeurs fondamentales : entraide, solidarité, respect, amour, amitié. Il est sur la voie pour se construire, enfin, une identité biculturelle.


BIOGRAPHIE D’OLIVIER DORCHAMPS

L’auteur présente son livre

Par la voix de Marwan, Olivier Dorchamps parle de sa double origine, non pas franco-marocaine mais franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris puis a choisi de vivre à Londres après quelques années aux Etats-Unis. D’abord avocat puis entrepreneur, il a changé de vie pour se consacrer à l’écriture en français, « une langue dans laquelle j’ai moins de pudeur à dévoiler mes propres émotions qu’en anglais ». 

Comme son héros Marwan, Olivier Dorchamps a fait l’expérience des clichés que les deux peuples trimballent l’un sur l’autre. Pas forcément négatifs, souvent naïfs. 

GÉMELLITÉ, AMITIÉ, SOLIDARITÉ, ANTAGONISME 

La gémellité biologique entraîne l’identité, la complémentarité ou l’antagonisme. Olivier Dorchamps en a approfondi les deux dernières dimensions. 

La complémentarité s’incarne dans l’amitié. Chronologiquement parlant, dans les années 1950-60, une formidable amitié (p.71) lie deux gamins pauvres de Casablanca : Kabic et le grand-père de Marwan, (plus qu’un frère, dit Kabic). Ils se débrouillent pour survivre, projettent de partir travailler en France, tombent amoureux de la même fille, Warda la rose / Mi Lalla plus tard, mère de Tarek et grand-mère de Marwan. Ils deviendront tous deux les grands-pères des trois fils Mansouri. Warda aimait aussi les deux garçons. Elle a épousé le grand-père de Marwan mais Kabic, parti en France pour des raisons pratiques, était « son âme soeur ». Après la mort du grand-père, Kabic a fait venir Tarek et sa jeune épouse Khadija en France. Ceux-ci n’ont pas pour autant coupé les ponts avec leur famille marocaine. La famille Mansouri installée en France appartient à la génération des émigrés qui se sacrifient doublement : pour donner une meilleure vie à leurs enfants et pour faire vivre le reste de la famille restée au pays, grâce à des mandats et des cadeaux. Aux yeux de Marwan, une famille de profiteurs (p. 161). Et des insultes, il y en a eu autant en France qu’ici. Pourtant, sans ces immigrés, des quartiers entiers de Casa ou d’Alger ne subsisteraient pas. On les malmène, alors que ce sont des héros. Des héros qui rentrent au pays dans un cercueil […] (p. 160). 

Les premiers enfants de Tarek et Khadija sont les jumeaux Ali et Marwan, jumeaux antagonistes qui s’opposent depuis l’enfance. 

Socialement Ali renie ses origines marocaines, il se fait appeler Alexandre. Il affiche ostensiblement ses signes de richesse nouvellement acquis : grosse cylindrée, bel appartement. Il est marié à une Française, Bérangère, qui au contraire valorise les origines marocaines de son mari. Elle appelle leur fils Jibril ; lui préfère le nommer Gabriel. À la fin du roman, elle est enceinte de jumeaux. Peut-être ces deux-là construiront-ils l’unité… 

Le cas de Marwan est inverse. Sa compagne Capucine est pleine de préjugés contre les cultures maghrébines, ne le comprend pas mais essaye au contraire de lui inculquer ses points de vue en ponctuant tous ses discours de tu comprends ? 

Le troisième garçon, Foued, est un peu le trait d’union entre les jumeaux antagonistes en proie à ce que les psychologues appellent le syndrome de la transmission transgénérationnelle des traumatismes et de la souffrance non dite. Pour le dire simplement : quand les parents nient ou minimisent leur souffrance, ils la transmettent indirectement de multiples façons (silence, remarques pleines de sous-entendus, choix ou évitement de certains mots, irritation ou peur, etc.). Les émotions négatives résonnent alors d’une génération à l’autre. 

Warda a rejeté son fils Tarek à l’adolescence à cause de sa ressemblance physique avec son géniteur ; Tarek a piqué une colère démesurée et incompréhensible quand Ali, âgé de huit ans, a utilisé le mot « bâtard ». L’animosité entre les jumeaux remonte précisément à la découverte du mot bâtard et à la dérouillée prise par Ali. 

Tarek a essayé de donner à ses enfants un support identitaire national, quoique superficiel, mais leur a refusé le support identitaire familial. Craignant de se faire accepter avec sa partie d’ombre, il a divisé soigneusement ses deux moi (Maroc / France) afin de protéger ses enfants de la souffrance. 

LA PARTITION DE L’OMBRE ET DE LA LUMIÈRE 

Khadija informe ses fils après la mort de Tarek : On voulait finir nos vies ensemble, à l’ombre des orangers (p. 42) et c’était un oranger qui portait une ombre sur leur photo de mariage (p. 145). Kabic, le grand-père de substitution qui initie les révélations sur la famille Mansouri dans l’avion, prévient Marwan : Tu dois connaître la part d’ombre de ta famille. Mais souviens-toi qu’il n’y a jamais d’ombre sans lumière. (p. 167). 

Initialement, Olivier Dorchamps avait intitulé son roman À l’Ombre des orangers. Autant la part d’ombre projetée par l’arbre que la couleur ensoleillée de ses fruits joue un rôle de fil conducteur à travers toute la narration. Les éditeurs ont trouvé que l’hommage à Marcel Proust dans l’épigraphe suffisait : « Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie1. » 

L’illustration de la couverture rend un très bel hommage aux fruits symboles du Maroc, alliance de douceur et d’acidité du jus, comme la beauté de Warda la rose s’accompagne d’épines. Tarek y fait allusion dès le début du roman « des piqûres qui font souffrir toute la vie. Et même après. (p. 14) 

Maryse Vincent 

LE FOND ET LA FORME 

Olivier Dorchamps a semé subtilement des indices tout au long de son texte. Si les oranges sont un fil conducteur, il y a aussi : 

➢ le cimetière où prend place la scène finale : Kabic habite rue du Cimetière à Clichy, Abraham à Casablanca également; Kabic et le grand-père ont grandi dans un bidonville de Casablanca entre l’autoroute et le cimetière. 

1 Phrase extraite de Du Côté de chez Swann 

➢ les voitures : voitures de luxe (Ali et son 4 x 4 allemand ; la DS empruntée à un client par Tarek ; le coupé de luxe qui fait découvrir à Tarek ses origines) ; les deux 2 CV jaune canari (l’une à Clichy appartenait à Tarek, l’autre à Casablanca appartient à l’ami et collègue de jeunesse de Tarek, Ibrahim / Abraham le juif dont la communauté est fondatrice du Maroc au même titre que celle de Kabic et Warda, les Berbères. 

Brièvement : la population marocaine n’est pas homogène. Elle est constituée par 16 % de Berbères qu’on appelle aussi Kabyles, des Arabes, et historiquement, des Juifs. Abraham / Ibrahim le formule (183) : je suis juif et arabe, tu es marocain et français. La famille Mansouri elle-même est arabo-berbère. 

Un roman qui s’en tire sans personnages de méchants et qui a du succès ? Est-ce possible au 21e siècle ? un roman qui a gagné une vingtaine de Prix dont celui de Cluny Lectures 2020 ? La liste des Prix serait longue et fastidieuse. Soulignons qu’elle comporte de nombreux Prix décernés par des jeunes. 

Tous les lecteurs, toutes les lectrices de ce roman soulignent la douceur, la gentillesse, la pudeur du propos. Olivier Dorchamps s’est exprimé à ce sujet dans son discours lors de la remise du Prix Charles De Gaulle 2020 au Lycée français de Londres : 

« Il existe en anglais un mot dont la subtilité est aujourd’hui bafouée par la langue française ; kindness que les dictionnaires traduisent par gentillesse et à laquelle les cuistres ont substitué bienveillance. On ne qualifiera jamais une personne de gentille de peur qu’elle y décèle une insulte, une faiblesse, alors qu’un acte de gentillesse est souvent l’arme la plus puissante pour désamorcer un conflit. On préfèrera cependant se tartiner mutuellement de bienveillance passive et s’offrir une bonne conscience. Car si la bienveillance se complaît dans le retrait, la gentillesse, elle, s’illustre par l’action. Être gentil, c’est activement faire preuve de bonté, de douceur ou d’humanité, c’est rendre service sans contrepartie, tendre la main sans jugement, consoler sans compter son temps. Être bienveillant, c’est se borner à être bien disposé envers l’autre sans nécessairement faire le premier pas vers elle ou lui. Or l’humanité se définit par ce premier pas en même temps qu’elle s’y incarne et, à chacun de nos premiers pas, c’est toute l’Humanité qui progresse. » 

L’auteur a réussi un deuxième coup de maître dans son roman : traiter deux thèmes considérés comme éculés par les lecteurs et les lectrices : les secrets de famille et les problèmes identitaires des enfants d’immigrés. Il a bluffé ces derniers par son empathie et sa connaissance de la culture marocaine. Il a ravi les lecteurs sans racines maghrébines par la finesse de son analyse. 

Dans Obabakoak / Les Gens d’Obaba, Bernardo Atxaga fait débattre deux amis sur les caractéristiques d’un conte réussi (ou d’une nouvelle, ou d’un roman) : 

[…] La clé n’est pas dans l’histoire inventée […]. À vrai dire, des histoires, il y en a de reste. La clé se trouve dans le regard de l’auteur, dans sa façon de voir les choses. Si c’est réellement un bon écrivain, il fera de son expérience la matière de ses récits, et il y captera quelque chose d’essentiel, il en extraira quelque chose de valable pour tout un chacun. S’il est mauvais, il n’outrepassera jamais les frontières de la simple anecdote2

2 p. 213, poche Christian Bourgois, 1991, chap. « À propos de contes » 5 

Dans ses interviews, Olivier Dorchamps mentionne suivre cette procédure. Ses observations concernent aussi bien les Marocains que les Français. Il rapporte des anecdotes dont il a connaissance en les passant au crible de son expérience personnelle de biculturel. En dépassant les contingences locales ou culturelles, son expérience les imprègne d’universalité. À laquelle s’ajoutent des recherches solides étayant le texte : sur l’Histoire du Maroc, son peuplement, sa structure sociale, ses composantes ethnologiques et religieuses. 

HUMOUR ET TRAVAIL SUR LA LANGUE 

L’humour verbal, surtout porté par les personnages secondaires, est un des procédés narratifs utilisés par l’auteur. Portant un regard réaliste sur les faits et les gens, son art consiste à trouver la formule courte et frappante qui résume cette approche : 

➢ […] la vie était plus facile à Casa du temps des Français qu’à Clichy chez les Français » (p. 112) résume lapidairement les paradoxes spatiotemporels des Marocains. 

➢ Ou encore à propos de Tarek qui n’a jamais voulu se faire naturaliser Français, une autre formule binaire : Il serait toujours un Marocain en exil, jamais un Français en vacances. 

➢ Les fêtes françaises sont sucrées (friandises de Noël), les fêtes musulmanes sanglantes (égorgement de l’Aïd). 

Parmi les autres procédés humoristiques, l’auteur se sert du comique de répétition : Capucine et ses tu comprends ? et le tagine aux olives de Khadija. 

Il y a aussi les distorsions de mots : 

➢ Kabic, contraction de Kabyle et Bic, la marque de stylos et de briquets qui l’employait. 

Fermer pour cause d’essai (décès), information laissée sur la porte du garage à Clichy. 

L’ambiguïté intrinsèque à certains mots de la langue française amplifie le mystère des origines lors d’une scène cruciale. Au dos d’une photo représentant Tarek enfant se trouve la phrase Il est beau notre enfant écrite par deux mains différentes. Le pronom personnel nous étant en français inclusif ou exclusif, à qui renvoie « notre » ? Warda et le grand-père ? Warda et Kabic ? Kabic et le grand-père ? 

Irène Drexel-Andrieu remet son Prix à Olivier Dorchamps

RESPECT DE LA DIFFÉRENCE, TOLÉRANCE, COSMOPOLITISME 

L’hégémonie coloniale a hiérarchisé les cultures en plaçant la culture occidentale au sommet de la pyramide. Elle a grossièrement simplifié en faisant croire à l’homogénéité, à l’identité de ses membres. 

Le terme d’identité est équivoque. Dans un cas, il signifie similitude parfaite, dans l’autre singularité, individualité. La carte d’identité regroupe ces deux acceptions : la nationalité commune au groupe, et les traits physiques individuels. L’individualité se base sur la différence non sur l’identité. Bref : pour avoir une identité, il faut être identifiable, donc différent. Effectivement la science nous a révélé qu’à l’intérieur d’un groupe humain, qu’il soit défini par la nationalité ou d’autres critères (religieux, ethniques, biologiques…), il y a autant de différences entre deux individus qu’il y en a entre individus de deux groupes. 

Faire respecter son identité / individualité implique le respect de celle des autres. Tarek a appris aux garçons que le respect commençait par se respecter soi-même ainsi que respecter les femmes. 

La tolérance découle du respect. Kabic le sage est allé à l’église pour rendre hommage à son collègue espagnol défunt. Tarek a appris à ses garçons qu’être un homme, ce n’était pas aller à la mosquée pour être vu mais prendre ses responsabilités, accorder ses actes à ses convictions ; et Warda, devenue une vieille dame, accompagne Kabic au café, établissement réservé aux hommes dans la culture marocaine. 

La leçon de cosmopolitisme du roman est résumée dans le panneau publicitaire quadrilingue fabriqué par les gamins (Kabic et le grand-père) pour la petite vendeuse d’agrumes qu’était Warda : El meilleur jus de naranja di tutto Casablanca, Shalom ! 

Les hommes du roman ont gagné leur vie et celle de leur famille. Ils ont protégé mais peu transmis. Les femmes transmettent généralement la langue, mot pris dans sa double acception : la langue, système linguistique qu’on appelle justement langue maternelle et la langue comme organe du goût formé grâce à la cuisine. La cuisine marocaine de Khadija et de Mi Lalla a une place de choix dans le roman. 

À charge des fils d’acquérir la part marocaine qui ne leur a pas été transmise. 

ROMAN D’APPRENTISSAGE ? 

En introduisant une discussion avec un collègue juif dont la famille a été victime de la Shoah (p. 213), Olivier Dorchamps introduit le thème du pardon pour lui substituer une autre attitude : le dépassement. Marwan apprend à dépasser son ignorance et sa peur comme auparavant son père avait su dépasser sa souffrance. Pour finir, les jumeaux antagonistes, symboles de la partition des enfants d’immigrés, se réconcilient. 

En arrivant au Maroc, Marwan savait ce qu’il était. Au cours des obsèques de son père, il a fait la connaissance de ceux qu’il suivait. Le choix syntaxique du titre souligne que le collectif surpasse l’individuel. 

Maryse Vincent, 04 août 2022 

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