Cluny Lecture : rencontre du 4 août 2020

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À l’instar de la vie sociale et culturelle de notre pays, les rencontres de Cluny Lectures ont été perturbées en cette saison 2020. Nous avons annulé nos rendez-vous du printemps et nous sommes retrouvé.e.s enfin le 4 août à notre nouvelle adresse de la Senatskanzlei au Europa Passage, masqué.e.s et respectueu.ses.x des distances sociales.

Marie Herford nous a fait voyager de Chine en Provence avec L’Amer du thé ; Geneviève Langlott nous a conduits vers un effrayant futur avec Protocole Gouvernante ; et Maryse Vincent nous a ramené.e.s vers le passé récent, la guerre du Viet Nam vécue par un grand reporter dans Les Photos d’un père. Grâce à des approches et des sensibilités différentes, les débats sur ces trois romans ont été animés.

Lors de notre prochaine rencontre prévue pour le 25 août, nous examinerons les romans suivants : Le Singe sous la montagne (Aodren Buart), Bleu, Blanc, Brahms (Youssef Abbas), Ceux que je suis (Olivier Dorchamps).

 

L’AMER DU THÉ, de la Chine en éruption à la nuit éternelle, 2019, Jean Darot, Éditions Parole

Ce livre, un conte pour adultes, aborde trois thèmes principaux : le thé, les voyages lointains et incertains, l’amour. Le lecteur, curieux puisqu’il se lance dans la découverte d’un premier roman, se prend au jeu en découvrant la numérotation des chapitres en chinois.

Né en Chine d’un père goûteur de thé – le roi du thé régnant sur un immense royaume – et d’une mère chinoise morte lors de sa naissance et dont on évite de parler, le petit garçon est élevé en vase clos et couvé par son père et une nuée de domestiques de toutes les couleurs, selon les pays producteurs visités.

L’épisode de la visite au palais impérial est un enchantement : la lenteur des serviteurs, les murs peints représentant toutes les régions de la Chine à diverses saisons. Le petit garçon est émerveillé. L’empereur offre une garde du corps pour le bambin. C’est l’arrivée de Shù, très jeune fille capable de tout pour le protéger.

Peu après, par suite de la prise de pouvoir par Mao, le père, l’enfant et Shù quittent la Chine : c’est la longue expérience sur la route de la soie jusqu’en Europe.

L’enfant grandit et apprend tout de Shù, découvre le monde et se découvre lui-même.

Après de nombreux voyages dans le vaste monde et la connaissance d’autres femmes, le narrateur décide de s’installer en Provence et d’y planter des théiers. Il y trouve sa place en compagnie de Shù.

Éloge de la lenteur, L’Amer du thé est un enchantement constant. Comment l’auteur pourra-t-il écrire un meilleur deuxième roman ?

 

PROTOCOLE GOUVERNANTE, 2019, Guillaume Lavenant, Éditions Rivages

Les faits et gestes que doit accomplir une jeune fille engagée comme gouvernante par un jeune couple de cadres supérieurs habitant une maison confortable de banlieue sont l’objet du « protocole ». Elle doit s’occuper d’Elena, la fillette du couple, mais c’est par Lewis, la tête d’une organisation, que la moindre de ses actions est dictée. Le protocole est une sorte de mode d’emploi qui précise minutieusement tout ce qu’elle doit faire, à l’insu de ses employeurs. C’est pourquoi le roman est presque entièrement écrit au futur, à la 2ème personne du pluriel. Il n’empêche que le lecteur a l’impression que ce qui doit arriver s’est déjà passé.

Parmi ses tâches : lire à Elena toujours le même livre pour enfants écrit par un membre de l’organisation, l’histoire d’enfants abandonnés dans une forêt ; mettre régulièrement et en catimini quelques gouttes d’eau sous le seuil de la porte d’entrée (quand la porte ne peut plus s’ouvrir, une équipe d’ouvriers, peu à peu, démantèle toute la maison) ; s’immiscer dans l’intimité du couple, séduire le mari et gagner la confiance de la femme en s’intéressant à une série américaine télévisée racontant à peu près l’histoire que la famille est en train de vivre. La gouvernante sabote donc ce foyer matériellement, perturbe ses liens affectifs. Un soir, la petite Elena est enlevée pour être délaissée en pleine forêt avec d’autres enfants enlevés à d’autres familles le même soir. On comprend alors que la gouvernante agit selon les ordres d’une entreprise d’envergure, œuvrant avec une très grande précision dans la clandestinité avec des motivations qu’on ignore.

Ce roman sans lieu ni temporalité se présente comme un scénario de film très précis. Il captive, on voudrait connaître le but de la gouvernante, le pourquoi de ses actions, l’intention du groupe qui la guide : Renverser l’ordre bourgeois ? Mais par quoi le remplacer ? Tout reste dans le flou, il n’y a pas d’aboutissement.

L’intention de l’auteur n’est pas facile à déceler : Critiquer notre société devenue si standardisée qu’on peut prévoir tout ce qui se passera ? Nous arracher à notre confort pour davantage l’apprécier après ? Ou critiquer ce genre de mouvement destructeur qui, apparemment, n’aboutit à rien ? Guillaume Lavenant, auteur dramatique et metteur en scène, affirme que son but était « d’explorer un questionnement avec le lecteur plutôt que de lui apporter des solutions évidentes et claires ». Il ajoute qu’il aime les fins ouvertes laissant une part active au lecteur.

 

LES PHOTOS D’UN PÈRE, 2019, Philippe Beyvin, Grasset

En apprenant, à 14 ans, que son père et son géniteur sont 2 personnes différentes, Thomas réalise que les pères ont un rôle secondaire et sont interchangeables au gré du bon vouloir des mères. C’est vers 26 ans qu’il va savoir que Grégoire, son père biologique, était photo- reporter et couvrait les guerres au Vietnam et au Cambodge où il a disparu en 1970, avant la naissance de Thomas. Le roman raconte la longue quête sur l’identité d’un père à travers la description de photos et de témoignages, de films et de musique de cette époque. La narration alterne la vie de Thomas et celle de Grégoire, contrastant des contextes historiques différents : Thomas travaille pour une banque internationale dont le seul but est le profit, il échappe à un attentat islamiste ; Grégoire a des idéaux.

La quête des racines paternelles conduit Thomas vers une autre forme d’internationalisation : le génocide arménien en Turquie et celui d’Ausschwitz, peut-être des racines américaines. En recevant un héritage familial, Thomas se pose des questions existentielles. La figure du photo-reporter, symbole d’un héroïsme du XXe siècle, matérialise le besoin de mémoire de Thomas et celui d’une société. Les réflexions sur la fonction et les motivations des reporters de guerre conduisent le lecteur à constater que cette profession a quasiment disparu à l’heure de la photo numérique, de l’internet et des fake news qui en découlent.

Le titre se lit à deux niveaux : en examinant les photos faites par son père, Thomas devient légataire de l’œuvre de son père, donc de son engagement pour l’Histoire du monde et donc aussi le légataire d’une histoire française.

 

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